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Chroniques en Vrac
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  • Pour partager mes préférences musicales sous forme de chroniques semi-hebdomadaires, de coups de coeur en coups de gueule ; un intérêt certes limité, mais qui pourrait peut-être se révéler utile, à vous comme à moi.
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Chroniques en Vrac
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31 janvier 2008

Peter Brötzmann – For Adolphe Sax + Machine Gun

adolphsaxLongtemps j'aurai laissé de côté le jazz. Je me souviens encore de mes 15 ans, quand mon frangin écoutait du Stan Getz et que j'enclenchais la lecture de ma cassette Hits France 2001. Pauvre époque où je considérais le jazz comme dépassé - quand il m'arrivait seulement d'y penser, lorsque je disais fratricidement qu'une bonne chanson faisait quatre minutes, pas une douzaine. Séquence révélation : j'ai eu mon époque NRJ. J'étais jeune, j'allais au lycée, ce n'est pas la barbe mais bien mon acnée qui me démangeait au quotidien ; machinegunje n'avais alors aucune réflexion bien critique sur ce que je faisais, trop occupé entre mes cours, le handball et mes différentes activités musicales (soit la quasi-totalité de mon temps libre). Aujourd'hui, en regardant le chemin parcouru depuis environ trois ans d'écoute, je m'aperçois de ce que peut donner un geeking bien propre, conçu dans les règles de l'art et nourri au jour le jour avec soin et dévotion. Bien m'en a fait, le jazz m'est devenu incontournable quand mon corps ne supporte plus le gavage intensif de noise. Le free en particulier. Une grande figure s'est détachée peu à peu, je l'avais vue venir du pays des Teutons. Peter Brötzmann a commencé à me séduire il y a un an de cela, et comme toute relation, nous y sommes allés lentement et sûrement. Il m'a pardonné mes aventures avec d'autres fréquentations libertaires, et en bons libertins, nous sommes devenus librement inséparables.

Si on me demandait de ne choisir qu'un album de ce géant de presque 70 ans, sans doute possible mon choix se porterait sur le redoutable Machine Gun de 1968, la formation en octet la plus puissante que j'ai pu écouter à ce jour. Malgré tout, comment paser à côté de ce magnifique album qu'est For Adolphe Sax ? Impossible. Parce qu'en plus d'offrir un peu d'histoire, cet enregistrement témoigne des premiers pas musicaux de Brötzmann. Ainsi, nous voilà partis pour parler de deux choses à la fois.

Resituons le contexte : le free jazz prend toute sa dimension aux Etats-Unis dans les années 60, avec en têtes de file de grands messieurs comme John Coltrane, Eric Dolphy, Ornette Coleman, Sun Ra, Pharoah Sanders ou encore Anthony Braxton. C'est l'expression libre par le jazz, quand la musique transcende la simple prestation et l'élève à un rang spirituel... et politique, idéologique. Parmi les grands, Albert Ayler, qui sort en 1964 le démoniaque Spiritual Unity, symbole d'une folie monstrueuse qui éclate au grand jour. Son saxophone, bras armé du musicien, tempête et crache comme jamais, impétueux, fougueux ; pourtant, l'instrument se situe bien loin à l'origine d'une telle torture des notes. Adolphe Sax en fut pourtant le père aux alentours de 1850, donnant à l'Europe la primauté de son emploi ; c'est avec Coleman Hawkins notamment que surgit la démocratisation du saxophone... aux States bien évidemment, dans la mouvance jazz du début des années 50. Dès lors, saxophone rimera avec jazz et son développement.
Le free jazz s'est rapidement trouvé comme compagnon outratlantique la free improv (l'improvisation libre). L'avant-garde européenne, qu'on considérait parfois comme dépassée par les évènements, n'en a pas moins réagi de plus belle et de concert avec le contexte géopolitique de l'époque ( la guerre du Nam, dude). Mouvement contestataire dans lequel l'art pictural se trouvait aussi bouleversé et fortement compromis. Peter Brötzmann est au début des années 60 un peintre aux caractères agressifs, ne trouvant pas son expression dans la peinture. Il y a eu sans nul doute un déclic quelques années plus tard, un choc avec le free jazz extrême de Albert Ayler. L'unité spirituelle, portée par la musique libre, passa dans ses oreilles et lui insuffla l'idée de se lancer dans l'expression sonore de la violence, qu'il souhaitait voir surgir aussi formidablement que celle du diable de Cleveland. Alors que s'éteint le Trane en 1967 (en laissant derrière lui des preuves de son terminus LSD comme l'incroyable trip de Om, bijou furieusement barré), le relais traverse l'océan et laisse exploser le talent de Brötzmann au cours d'une représentation en trio, à l'occasion d'une galerie sur l'art. Laissant un public terrassé, interrogé, peut-être même meurtri.

For Adolph Sax est donc un hommage rendu au créateur du saxophone, comme si après un long voyage à l'étranger, il revenait sur le vieux continent éveiller les esprits et animer les ardeurs terribles de l'avant-garde contestataire européenne. Le morceau titre laisse présager le champ de bataille qu'ouvrira Machine Gun, dans une formation en trio laissant plus de place à la respiration auditive. Claquements de caisse claire, suraigüs inflexiblement envoyés à notre figure - comme autant de punchs à la Sugar Ray Robinson, courts grincements épileptiques ; entre gazouillis mécaniques et vrombissements gluturallo-mélodiques, pêches de cymbales, frottements acharnés de contrebasse, le cocktail explosif est déjà réuni sur cet enregistrement historique.
Comparons maintenant cet album avec son successeur : le premier prend  forme dans l'expression de libertés extrêmes ; il est un remerciement à l'instrument, à son créateur, bouleversant. Seulement voilà, Machine Gun fait mieux/pire. C'est l'effet gorge profonde. La puissance sonique quadruplée, un complexe harmolodique dynamisé par les attaques « intempestives » (ici, mélioratif) de Herr Brötzmann, son altesse poutrantissime. La pochette nous prévient. Ecouter cet album, c'est s'imaginer une attaque massive de sons, des AK-47 Kalachnikov pointées vers nos oreilles, rakatakatakata dans les bunkers et plus encore ; c'est une pluie de bombes, un largage de napalm, un remake du Biên Biên Phu. Obus, cratères, les huit compères paraissent comme huit cent fantassins, survolés par des forces aériennes et leurs moteurs bruyants, appuyés de massifs chars d'assaut, dans un enfer de notes torturées et tortueuses et de grands éclats. C'est l'assaut final à la rencontre de l'improvisation libre, sans arrêt, un "feu (sonore) continu" nourri par des tirs automatiques.

Ca vous paraît un peu trop fort ? Ah, mais mon bon monsieur, quand on s'invite à la table de Brötzmann, c'est pas pour faire la fine bouche, genre gourmet tiré à quatre épingles. On s'asseoit là en faisant frotter sa chaise contre le sol, on fait claquer les couverts et tomber la porcelaine de Limoges. A la bonne franquette, le maître de maison est pas à ça près, nom d'une pipe. Comment, on serait mal élevés ?... non !...

On aime juste exercer notre liberté.

Note générale For Adolphe Sax : 19/20
Note générale Machine Gun : 21/20

*** Si vous aimez, essayez... ***

 Die Like a Dog Quartet - Little Birds Have Fast Hearts, No. 1

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Commentaires
B
Je pensais pas qu'on eut pu trouver du free jazz comme ça pour une célébration traditionnelle ! enfin, dans la façon de se donner à fond, quelque part, il n'y a pas de limites culturelles ; la musique dont on a l'habitude peut certainement apprendre beaucoup de musiques plus anciennes, mais qui touchent elles aussi et dans leur simplicité déconcertante, le cadre de l'intemporel... formidable de pouvoir parfois relativiser à ce point ce que l'on croit avoir créé avant tout le monde, non ?<br /> <br /> Thanks bro', des anecdotes comme ça, je ne connais personne qui n'en raffole pas ;)
D
Très belle histoire oui, chronique qui (nous) tient vraiment bien (à)la route écervelée du libertaire et qui est passionnée, ça...:-). Le free, ça va tellement vite, c'est tellement foudroyant quelquefois que l'on pourrait presque dire que c'est l'archéologie du futur...ou de l'histoire non stop du présent (ah tiens...)<br /> <br /> Un jour on regardait la 5 avec feu mon vieux pôpa et on tomba sur un reportage en plein coeur du Laos dans une tout petit village où il y avait un mariage traditionnel en costumes et tout et tout, magnifique d'authenticité, il y avait sur une scène de fortune 3 ou 4 jeunes musiciens qui soufflaient à en perdre tout souffle dans de très longues et fines trompes (un peu comme les tibétaines), je m'exclamais alors en même temps que le commentateur (et à la grande surprise de mon pôpa ravi) "mais mais, c'est du free jazz ça !!!"...oui, on aurait dit du Albert Ayler multiple, impressionnant cet unisson, hé oui mais on était au Laos, pas à Brooklin...<br /> ;)
B
Merci d'être passé gloq !<br /> Tu ne me verras jamais plus comme avant ? ;)
G
Merci pour ces bouts d'histoire ! Celle du free, et la tienne :)
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