Peter Brötzmann – For Adolphe Sax + Machine Gun
Longtemps j'aurai laissé de côté le jazz. Je me souviens encore de mes 15 ans, quand mon frangin écoutait du Stan Getz et que j'enclenchais la lecture de ma cassette Hits France 2001. Pauvre époque où je considérais le jazz comme dépassé - quand il m'arrivait seulement d'y penser, lorsque je disais fratricidement qu'une bonne chanson faisait quatre minutes, pas une douzaine. Séquence révélation : j'ai eu mon époque NRJ. J'étais jeune, j'allais au lycée, ce n'est pas la barbe mais bien mon acnée qui me démangeait au quotidien ; je n'avais alors aucune réflexion bien critique sur ce que je faisais, trop occupé entre mes cours, le handball et mes différentes activités musicales (soit la quasi-totalité de mon temps libre). Aujourd'hui, en regardant le chemin parcouru depuis environ trois ans d'écoute, je m'aperçois de ce que peut donner un geeking bien propre, conçu dans les règles de l'art et nourri au jour le jour avec soin et dévotion. Bien m'en a fait, le jazz m'est devenu incontournable quand mon corps ne supporte plus le gavage intensif de noise. Le free en particulier. Une grande figure s'est détachée peu à peu, je l'avais vue venir du pays des Teutons. Peter Brötzmann a commencé à me séduire il y a un an de cela, et comme toute relation, nous y sommes allés lentement et sûrement. Il m'a pardonné mes aventures avec d'autres fréquentations libertaires, et en bons libertins, nous sommes devenus librement inséparables.
Si on me demandait de ne choisir qu'un album de ce géant de presque 70 ans, sans doute possible mon choix se porterait sur le redoutable Machine Gun de 1968, la formation en octet la plus puissante que j'ai pu écouter à ce jour. Malgré tout, comment paser à côté de ce magnifique album qu'est For Adolphe Sax ? Impossible. Parce qu'en plus d'offrir un peu d'histoire, cet enregistrement témoigne des premiers pas musicaux de Brötzmann. Ainsi, nous voilà partis pour parler de deux choses à la fois.
Resituons le contexte : le
free jazz prend toute sa dimension aux Etats-Unis dans les années
60, avec en têtes de file de grands messieurs comme John
Coltrane, Eric Dolphy, Ornette Coleman, Sun Ra, Pharoah Sanders ou
encore Anthony Braxton. C'est l'expression libre par le jazz, quand
la musique transcende la simple prestation et l'élève à
un rang spirituel... et politique, idéologique. Parmi les
grands, Albert Ayler, qui sort en 1964 le démoniaque Spiritual
Unity, symbole d'une folie monstrueuse qui éclate au grand
jour. Son saxophone, bras armé du musicien, tempête et
crache comme jamais, impétueux, fougueux ; pourtant,
l'instrument se situe bien loin à l'origine d'une telle
torture des notes. Adolphe Sax en fut pourtant le père aux
alentours de 1850, donnant à l'Europe la primauté de
son emploi ; c'est avec Coleman Hawkins notamment que surgit la démocratisation
du saxophone... aux States bien évidemment, dans la mouvance
jazz du début des années 50. Dès lors, saxophone
rimera avec jazz et son développement.
Le free jazz s'est
rapidement trouvé comme compagnon outratlantique la free improv
(l'improvisation libre).
L'avant-garde européenne, qu'on considérait parfois
comme dépassée par les évènements, n'en a
pas moins réagi de plus belle et de concert avec le contexte
géopolitique de l'époque ( la guerre du Nam, dude). Mouvement
contestataire dans lequel l'art pictural se trouvait aussi bouleversé
et fortement compromis. Peter Brötzmann est au début des
années 60 un peintre aux caractères agressifs, ne
trouvant pas son expression dans la peinture. Il y a eu sans nul
doute un déclic quelques années plus tard, un choc avec
le free jazz extrême de Albert Ayler. L'unité
spirituelle, portée par la musique libre, passa dans ses
oreilles et lui insuffla l'idée de se lancer dans l'expression
sonore de la violence, qu'il souhaitait voir surgir aussi
formidablement que celle du diable de Cleveland. Alors que s'éteint
le Trane en 1967 (en laissant derrière lui des preuves de son
terminus LSD comme l'incroyable trip de Om, bijou furieusement
barré), le relais traverse l'océan et laisse exploser
le talent de Brötzmann au cours d'une représentation en
trio, à l'occasion d'une galerie sur l'art. Laissant un
public terrassé, interrogé, peut-être même meurtri.
For Adolph Sax est donc un
hommage rendu au créateur du saxophone, comme si après
un long voyage à l'étranger, il revenait sur le vieux
continent éveiller les esprits et animer les ardeurs terribles
de l'avant-garde contestataire européenne. Le morceau titre
laisse présager le champ de bataille qu'ouvrira Machine Gun,
dans une formation en trio laissant plus de place à la
respiration auditive. Claquements de caisse claire, suraigüs
inflexiblement envoyés à notre figure - comme autant de
punchs à la Sugar Ray Robinson, courts grincements épileptiques ; entre gazouillis
mécaniques et vrombissements gluturallo-mélodiques,
pêches de cymbales, frottements acharnés de contrebasse, le cocktail explosif est déjà réuni sur cet
enregistrement historique.
Comparons maintenant cet
album avec son successeur : le premier prend forme dans l'expression
de libertés extrêmes ; il est un remerciement à
l'instrument, à son créateur, bouleversant. Seulement
voilà, Machine Gun fait mieux/pire. C'est l'effet gorge profonde.
La puissance sonique quadruplée, un complexe harmolodique dynamisé par les attaques « intempestives »
(ici, mélioratif) de Herr Brötzmann, son altesse
poutrantissime. La pochette nous prévient. Ecouter cet album, c'est s'imaginer une attaque massive
de sons, des AK-47 Kalachnikov pointées vers nos oreilles,
rakatakatakata dans les bunkers et plus encore ; c'est une pluie de bombes, un largage
de napalm, un remake du Biên Biên Phu. Obus, cratères, les huit compères paraissent comme huit cent fantassins, survolés par des forces aériennes et leurs moteurs bruyants, appuyés de massifs chars d'assaut, dans un enfer de notes torturées et tortueuses et de grands éclats. C'est l'assaut final à la rencontre de l'improvisation libre, sans arrêt, un "feu (sonore) continu" nourri par des tirs automatiques.
Ca vous paraît un peu trop fort ? Ah, mais mon bon monsieur, quand on s'invite à la table de Brötzmann, c'est pas pour faire la fine bouche, genre gourmet tiré à quatre épingles. On s'asseoit là en faisant frotter sa chaise contre le sol, on fait claquer les couverts et tomber la porcelaine de Limoges. A la bonne franquette, le maître de maison est pas à ça près, nom d'une pipe. Comment, on serait mal élevés ?... non !...
On aime juste exercer notre liberté.
Note générale For Adolphe Sax : 19/20
Note générale Machine Gun : 21/20
*** Si vous aimez, essayez... ***
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