John Coltrane – The Complete 1961 Village Vanguard Recordings
Ca y est, c’est fait. J’avais eu pour projet, à la base, de
parler de ce coffret Impulse! le premier novembre, pour fêter les quarante
cinq ans des concerts dont il fait l’objet. Un problème conséquent s’est alors soulevé
à la mi-octobre, presque décidé à entamer un tel boulot : comment aborder
la chronique de ce morceau de musique, un véritable pan du jazz, moi, amateur à
la petite semaine, déjà fanatique du Trane avant même de connaître l’intégralité
de son œuvre ? Refroidi, j’ai renoncé au projet en me disant : tu vas
la faire plus tard, quand t’en sauras assez, évite de dire des âneries, de
toute façon, c’est inextricable ! Et puis début novembre, avec la parution
du numéro spécial de Jazz Magazine, les quatre disques sont passés par
mes oreilles : le festin sonore m’a ouvert les yeux. Non, décidément, je
ne peux pas, il faut que j’en parle, un blog personnel sans ce coffret et sans
Coltrane, c’est comme se présenter en oubliant de parler de ses passions, ça
n’intéresse personne et en plus, ça ne reflète rien. Alors voilà, modestement,
je tente ma chance une semaine après l’heure, sachant pertinemment que mes
écrits, malgré mes efforts, ne traduiront jamais l’intense émotion que me
procure chaque écoute de ce bijou.
Par où commencer ? Visuellement d’abord, puisque cela
saute aux yeux, cette édition de Impulse! constitue bien l’une des plus belles disponibles
sur le marché. Car en effet, le coffret est du genre luxueux : un boîtier
noir en carton fin texturé, tranché par la plaque métallique du Village
Vanguard, proposant en plus des quatre disques et de leur pochettes finement
travaillées, un livret détaillé sur Coltrane, artiste jazz peut-être le plus
influent et perfectionniste jamais égalé. Un travail d’orfèvre qu’il faut
souligner avant toute chose, puisque outre de superbes peintures exclusives, c’est
une précieuse manne d’informations que nous délivre David A. Wild, la plume
éclairée par des propos et anecdotes qui raviront certainement les plus
fanatiques des admirateurs.
Plus que tout autre, ce mérite du bel hommage se devait
d’être souligné.
Comment aborder cette analyse ? Voilà le souci premier
qui me taraudait le plus. D’abord, il faut savoir que cette sortie de 1997
couple plusieurs volumes déjà parus auparavant. En effet, 22 titres composent
cette compilation, dont 5 inédits ; cependant, certains y trouveront une
redondance, puisque pas moins de cinq titres existent en trois versions
différentes. Les autres trouveront au contraire de la force… normal, puisque le
quartette mythique de Coltrane s’octroie sur ces enregistrements un second
bassiste ainsi que le fameux Eric Dolphy, sans compter la participation de
Bushell et Abdul-Malik… voilà qui donne envie, pas vrai ?
Et sans y réfléchir, me voilà à réécouter le premier album.
Les émotions me viennent, les anecdotes aussi ; c’est décidé, cette
chronique sera pour la première fois écrite en même temps que l’album tournera,
et constituera une sorte de dossier en portrait. Faute de connaissances
musicales pointues – petit percussionniste que je suis, je parlerai ici plus
d’émotion et expliquerai davantage ce que Coltrane était, plutôt que de
disserter sur la technicité, dont je laisse les détails aux décortiqueurs
exaspérants. Les prochaines lignes retranscrivent donc les balbutiements de mon
esprit pendant les quatre heures et demie de musique qui s’offrent à moi. Je
rentre dans le prestigieux club de Greenwich Village…
Disque I : le 1er novembre 1961
John Coltrane, Eric Dolphy, Ahmed Abdul-Malik, McCoy Tyner,
Jimmy Garrison, Reggie Workman, Elvin Jones.
Les quatre concerts étaient répartis sur cinq jours, du 1er
au 5 novembre 1961. Le line up est sensiblement différent d’une prestation à
l’autre, mais dans l’ensemble, la cohérence est bien évidemment préservée.
Autant le dire dès maintenant : voilà l’album qui a
bouleversé ma vie de jeune amateur de jazz. Si j’ai été complètement sous le
charme de A Love Supreme, ou bien encore extasié par Olé, là rien
n’est comparable. Les performances sur scène me touchent particulièrement plus
que les studio recordings ; par leur son, leur texture. Leur
signification exacerbée par la force du jeu. Le rêve aussi, celui d’un instant
T à porté de main, ici capture d’un concert de 1961. L’ambiance. Ce feu. La
magie. Un fantasme épileptique qui débute par LE morceau qui m’arrache des
larmes, India. Jamais auparavant morceau de jazz ne m’avait autant
marqué émotionnellement, ce dès la première écoute ! On ressent aisément
les influences indiennes que Coltrane met en avant dans ses improvisations, on
les intègre, elles nous percent la poitrine, et on en pleurerait. Une beauté
aux accents tragiques, tant greffée d’éléments d’une culture orientale que l’on
connaît riche. Imaginez : à l’instar de Olé, deux contrebasses
installent une profondeur, dans laquelle se plonge ici Abdul Malik et son luth
oriental, brassés par le duo libéré de Coltrane et Dolphy, pour une
interprétation d’exception du morceau d’ouverture. Pour les néophytes, il faut
savoir qu’un tel exercice d’entrée de jeu demande une longue mise en bouche,
comprenez une préparation assidue. Coltrane ne se séparait jamais de son
instrument, il jouait tout le temps, et jusque dans les loges avant un concert,
il continuait à vouloir se perfectionner, et il était fréquent de le voir
entamer une prestation trempe de sueur. Parce que ce qui est capital chez
Coltrane, c’est la dévotion à sa musique. A la fin de cette version inédite,
bien maigres sont les applaudissements qui suivent, pour dix minutes de pur
plaisir… et tant d’heures de souffrance.
Qu’importe, c’était une autre époque, un autre milieu, et
Coltrane lance son fameux Chasin’ The Trane, dont on doit le nom à la
chasse de l’ingénieur son Rudy Van Gelder, pour capturer par micro un Coltrane
extatique qui n’avait de cesse de se déplacer sur scène ! Parmi cet
exutoire mélodique, on retient surtout la folie des phrases musicales, qui
entretiennent la magie pendant dix nouvelles minutes. Ce jonglage improbable de
diverses gammes, sur différentes octaves, ferait sans nul doute un bon exercice
aux saxophonistes les plus assidus. Difficile de ne pas être élogieux, bien que
la version soit somme toute à peine exceptionnelle. Il laisse sa place
au frénétique Impressions, dont on note forcément le dynamisme, une rapidité
conduite par un Elvin Jones qui décidément, devient peu à peu dans mon cœur le
meilleur batteur de tous les temps. Ecoutez ces roulements perlés, ces rythmes
à la fois inscrits dans la musique mais aussi saccadés, ces triplés de caisse
claire, l’énergie qui s’en dégage… Une preuve supplémentaire de la
complémentarité du batteur avec Coltrane, qui entretenait humainement de bonnes
relations avec Jones. Tout s’enchaîne donc très vite, et on arrive à Spiritual,
cette intro mystérieuse qui installe une ambiance beaucoup plus reposante.
L’atmosphère se fait plus lyrique, comme par quête de spiritualité, éblouie par
des digressions en sons si suraigus qu’on a peine à les entendre. On se sent
happé par la force tranquille de cet enregistrement, allégorie sonore d’une
église dans laquelle les chanteurs de gospel laisseraient crier le saxophone de
Coltrane, vécu d’une transe parcourue par les superbes soli de piano d’un McCoy
Tyner fidèle à lui-même. La basse en solo annonce la transition vers le premier
thème, qui clôt cette magnifique version avec un decrescendo exemplaire.
Puis vient Mile’s Mode, soit à nouveau dix minutes de pur jazz modal,
qui bizarrement, ne me font pas autant d’effet que les précédentes. Elles ne me
font que frissoner.
Coltrane - qui ne conclut pas ici sa prestation du premier novembre -
enchaîne par le chaleureux Naima, morceau baptisé du nom de sa première femme,
qu’on ne présente plus puisque c’est un essentiel présent sur tous les best
of dignes de ce nom. Intimiste conviendrait aussi, tant le jeu est marqué
d’un tact particulier ; le solo de Dolphy est fantastique, le son de
clarinette basse convenant parfaitement à cette atmosphère emprunte de douceur,
brillamment développée par McCoy Tyner, qui nous mène peu à peu au dernier solo
de Coltrane, sous forme de phrase musicale qui referme l’album sur une
magnifique note d’apaisement.
Disque II : les 1er et 2 novembre 1961
John Coltrane, Eric Dolphy, Garvin Bushell, Ahmed
Abdul-Malik, McCoy Tyner, Jimmy Garrison, Reggie Workman, Elvin Jones / Roy
Haynes.
Cette fois, le line up diffère quelque peu, puisque Bushell
vient prêter main forte – avec force hautbois et contrebasson – au quartette,
tout comme Roy Haynes qui remplacera Elvin Jones le temps d’une partie de
soirée. On retrouve également quelques titres du premier disque.
Cette seconde page d’histoire, qui va durer 70 minutes au
total, est ouverte par le Brasilia de la veille qui recouvre un bon
quart de l’enregistrement. Le bassiste Reggie Workman a joué pour beaucoup dans
la composition de ce morceau d’excellence qui nous donne une bonne idée de
l’inspiration étendue de Coltrane ; le passage qui marque alors est sans
conteste le solo de basse de la quatorzième minute, cette dissonance
monstrueuse de groove - qui ne peut pas manquer de faire dodeliner du chef
l’auditeur pris au jeu, avant d’en arriver à l’expression free de son
art. Le reste est délicieux de musicalité, et le temps passe si vite qu’on est
presque surpris que le concert enregistré s’achève alors que Coltrane relance
le « thème A » pour indiquer la fin du morceau de près de vint
minutes. On en voudrait toujours plus, mais quel final !
La lecture se poursuit par le concert du lendemain, dont l’opening
track est Chasin’ Another Trane. Et là on commence à comprendre
l’intérêt de ce Complete 1961 Village Vanguard Recordings : chaque
titre est important, même ceux qui sont joués plusieurs fois. J’irais même
jusqu’à dire surtout eux, car Coltrane et son band nous offrant des
versions différentes, c’est laisser le plaisir de la (re)découverte intact.
Cette version-là est étirée (elle double presque de temps), et laisse donc plus
de place encore à l’improvisation. De la vie, de la joie, de la folie : jusqu’au
bout, de l’entrain qui fait mentir les détracteurs de la musique de Coltrane,
qui fourchaient de leur langue le terme « anti-jazz » pour qualifier
une musique qu’ils jugeaient nihiliste. Le détail a son importance, puisque le
quartette (fortifié) ira même à interpréter une autre version ce même soir !...
Mais pour l’heure, et pour mon plus grand plaisir, voici venir la seconde
version d’India. LA seconde version, qui renforce encore plus le point
que je viens de soulever. Comparée aux trois autres de ce coffret, cette
version du chef-d’œuvre est encore plus intelligemment teintée de sonorités
indiennes, comme le promet cette introduction magnifique au luth oriental, qui
demeurera en fond pendant la quasi-totalité du morceau, comme leitmotiv sur
lequel chercher de nouvelles bases de jazz. Petite parenthèse à ce
propos : le Trane avait ses idoles, mais aussi de solides repères, il
apprenait autant en pratiquant son instrument qu’en écoutant les autres
jouer : son côté perfectionniste dévoué intégralement à la pratique de son
saxophone. Dolphy est un musicien hors pair, et je crois vraiment que son
aventure au Village Vanguard a été un élément de plus dans la construction
musicale de Coltrane, qui le considérait alors comme une référence sur laquelle
évoluer. Parmi ces expériences, India est un de ses morceaux qui ont tissé
des liens entre lui et Dolphy. Ce qui prouve une fois de plus que Coltrane
était un éternel insatisfait, loin de se considérer comme un génie…
Revenons-en à l’enregistrement qui se poursuit par un
nouveau Spiritual – la transition est immédiate. Version très différente
de la première, plus énergique, même si les bases structurelles restent les
mêmes, et on s’étonne d’une telle endurance. Softly as in a Morning Sunrise
est ensuite jouée, une reprise d’un opéra de Romberg, laissant libre expression
à la virtuosité de McCoy Tyner, avant que l’explosion free ne prenne le pas
comme superbe montée en puissance. Le second disque se clôt donc à mi-parcours,
et la tentation est trop forte pour ne pas y succomber : il faut savoir
comment se finit cette seconde date !
Disque III : les 2 et 3 novembre 1961
John Coltrane, Eric Dolphy, McCoy Tyner, Jimmy Garrison,
Reggie Workman, Elvin Jones.
Le troisième disque s’annonce particulièrement dynamique,
puisqu’on retrouve donc Chasin’ The Trane, la plus longue et vive des
trois versions du coffret, comme un des trois dernières pistes correspondant au
2 novembre. D’ailleurs, voilà encore un élément clef qui fait de cet objet un
formidable moyen de comprendre concrètement le côté un peu fou de Coltrane, du
moins son côté libre ; en effet, il est clair que sa propension à étirer
les versions de ces grands hymnes était un trait de caractère à prendre en
compte. Jusqu’à la fin de sa vie (à 41 ans), Trane avait développé une aptitude
inouïe à transformer des titres comme My Favorite Things vers une
progression toujours plus free, toujours plus extrême. Qu’est-ce qui peut
pousser un homme à aller si loin dans une quête de sonorité la plus
poussée ? Peut-être que Coltrane désirait tout simplement se repentir de
ses vieux démons… sa jeunesse marquée par les drogues, substances qui lui
procuraient un bonheur factice, héroïne dont il avait besoin pour supporter la
pression du milieu et celle du travail acharné de son instrument. Après une
cure draconienne et brutale, Trane pouvait à nouveau réintégrer le quintette de
Miles Davis, un évènement capital dans sa vie, puisqu’il marque le début de sa
quête de spiritualité et de la sonorité la plus avancée. C’est d’ailleurs après
le magnifique et traditionnel Greensleeves et l’extraordinaire version
d’Impressions qui mettent un point d’orgue magistral au second
concert, que nous avons droit au morceau qui embrasse ce concept, déjà présent
sur les deux précédents disques, Spiritual. Une nouvelle fois on
s’aperçoit de l’évolution au jour le jour des interprétations de chaque
morceau, toujours plus loin, toujours plus fort, toujours plus. Il est
suivi d’un Naima une nouvelle fois sublime, démontrant que Coltrane
savait jouer de tout et qu’il n’était pas qu’un « homme à l’esprit anti-musical »
- tout comme le I’m Old-Fashionned de Blue Train. A noter qu’avant
de rencontrer Alice, Naima (soit le prénom black muslim de Juanita
Austin Grubbs) avait été l’un des éléments moteur de la reconversion de
Coltrane, de sa reconstruction positive : c’est donc un hommage qu’il
rendait à sa belle, avant que leur relation ne se détériore. Et quel
hommage ! Sur ce disque la version a quelque chose de plus accrocheur que
les précédentes ; cela est peut-être du à l’effet de contraste que génère
la transition rapide avec le dernier titre de ce troisième volet, Impressions,
toujours aussi vif, extasié, épileptique et forcené, une performance de plus
d’un quart d’heure qui laisse sans peine imaginer un Coltrane vidé,
complètement épuisé par les efforts concédés pour son accomplissement free.
Disque IV : les 3 et 5 novembre 1961
John Coltrane, Eric Dolphy, Garvin Bushell, Ahmed
Abdul-Malik, McCoy Tyner, Jimmy Garrison, Reggie Workman, Elvin Jones.
C’est avec bonheur que je laisse tourner cette ultime
galette du quartette de légende. Même si les titres présents ont déjà tous été
joués plusieurs fois, je ne peux qu’être admiratif des deux versions de India
qu’il propose ! Qui ne retient pas cette sensation de dialogue qui sans
mot, arrive à se donner du sens et à partager ? Je ne vais pas disserter davantage
sur ces titres que sont Mile’s Mode ou Spiritual, bien que ce
soit avec plaisir qu’on les découvre avec une prise alternative de Greensleeves,
courte reprise plutôt enjouée d’un air traditionnel. Les auditeurs l’auront
compris, plus que jamais, l’intérêt se
place dans les variations de soir en soir, bien que le dernier concert ne
prenne qu’une très légère partie du coffret, plaçant ce 5 novembre 1961 dans le
domaine de l’anecdotique, bon gré mal gré. Cependant, peu à peu l’extase cède
sa place à une certaine mélancolie, au fur et à mesure que l’immense Spiritual
– plus de vingt minutes ! – annonce la fin d’un héritage unique, renforçant
l’ampleur de sa beauté bouillonnante de plénitude.
Lorsque cette dernière heure d’enregistrement s’éteint,
l’émotion est au rendez-vous, et la prise de conscience est immédiate :
Coltrane était un homme exceptionnel, une force de la nature. Rien ne laisse
présager devant une telle furie que l’univers coltranien s’effondrera six ans
plus tard, suite à ses erreurs de jeunesse ; cela prévaut d’ailleurs pour
ses ultimes enregistrements, dans lesquels le Trane devenu un bonhomme rond de
120 kilos ne laisse transparaître nulle fatigue, alors que ses prestations sont
de purs délires à la liberté extrême, preuve s’il en faut que la musique avait
permis à cet homme de vivre, tant au niveau corporel que spirituel.
L’avantage sur de tels enregistrements, c’est la qualité
exceptionnelle qui les caractérise, réunissant ainsi les meilleures conditions
possibles pour favoriser l’impact d’un héritage si énorme qu’il est difficile
d’essayer d’en définir la portée. Tout ce qu’on peut dire, c’est que lorsque ce
quatrième disque se finit, on se sent hors du temps, dans un espace que rien ne
peut toucher... « Saint John Coltrane » a bel et bien mérité sa
sanctification dans nos cœurs…
Dépassant la simple expérience et bénéficiant d’une édition
exemplaire, cet écrin essentiel renferme un inestimable diamant à quatre faces
qui enflamme le jazz à la lumière de son écoute : bouleversants de beauté,
de génie et de dévotion, ses carats, plus que mille et un mots, expriment la
grandeur d’un destin d’exception.
Merci Impulse. Merci monsieur Trane.
Je me sens vivant !
Note générale : 50/20 (meilleur album live de tous les temps)
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