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Chroniques en Vrac
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Chroniques en Vrac
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19 septembre 2006

Frank Zappa - One Size Fits All

onesizeVoici le cas typique de chronique dont l’entreprise est difficile ; celle qui demande au lecteur la patience de digérer un pavé qui s’annonce lourd. Le genre de concept album qui résume si bien la continuité conceptuelle de son artiste qu’aucun détail ne mérite d’être écarté : un dilemme dont l’issue n’est autre qu’une invitation à tenter l’aventure, autant pour le lecteur que pour l’auteur. Tenez-vous prêt, c’est parti. 

Lorsque Frank Zappa sort One Size Fits All en juin 1975, tout est calculé. Trois ans auparavant, l’homme sortait son théâtral Grand Wazoo, monument musical déjà conceptualisé sur une guerre entre musiciens au chômage et médiocrates. Cette fois-ci, ce dernier ne raconte pas une histoire, mais décide de faire en sorte que cet album puisse résumer à lui seul sa façon à lui d’aborder la musique et le monde, ladite pensée zappaïenne. Avant tout, il faut dire que One Size Fits All est tout bonnement l’un des plus importants opus de la discographie de Zappa. Que ce soit pour la pochette, dans les paroles ou avec la musique, le domaine artistique est exploité de façon absolue afin de servir comme appui, tremplin d’idées. Il y a donc deux aspects de l’album à aborder : la signification de la pochette, puis l’analyse de la musique et des paroles.

 

1 - La pochette

 
Afin de s’attaquer directement à l’artwork, il convient de se référer à certains éléments majeurs qui définissent la pensée de Zappa. Car cette pochette de Cal Schenkel nous donne des pistes pour comprendre cette constellation insaisissable de grandes thématiques de la vie de Zappa. 

Dans la catégorie des éléments qui sautent aux yeux, le premier visible est bien sûr le sofa, en plein centre. Ce n’est pas une coïncidence de le trouver au beau milieu de tout ce qui va suivre, ce sofa étant un pilier de la pensée zapaïenne. Car on peut dire de Zappa que s’il avait été agnostique, il croirait plus à un sofa géant qu’une divinité protectrice personnifiée. Pourquoi le sofa ? Parce que la problématique de la religion nous convierait droit chez un psychanalyste ? Ce fauteuil confortable, ne serait-ce pas pour dénoncer le laxisme divin ; ou alors serait-ce le symbole d’une place vacante, qui n’a jamais attendu personne ? Et puis, un sofa est un objet, fatalement impersonnel, dénué de vie… Vous restez sceptiques, alors regardez donc la petite banderole qui flotte au dessous, sur laquelle est écrit en allemand : « Divan, divan… si tu sais qui je suis… ». Le sofa, boule de cristal, omniscient ? Et comme si ça ne suffisait pas, vous pouvez toujours vous pencher sur le nom de l’album. Concentrez-vous bien sur les initiales de chaque mot : O-S-F-A. Reformez maintenant la première anagramme qui vous vient à l’esprit. Vu ?
On remarque ensuite naturellement la main, les mains. La grosse main poilue, celle qui tient le havane cubain, semblant être celle de Dieu, l’omnipotent. On note le tatouage Pachuco… gang de Frisco. Cigare, tatouage ? L’image d’un « grand horloger » aux intentions mafieuses, dont les multiples mains se jouent de l’univers tout entier ?
Parmi la multitude de détails qui ornent la pochette, on note la présence d’une table et d’une chaise… Autre fait nécessaire à savoir, Zappa condamne très souvent dans ses compositions l’assujettissement implacablement progressif des familles américaines, dont l’image idéalisée est diffusée par le gouvernement à l’échelle mondiale, comme utopie du libéralisme. Cette utopie forcée trouve son impact sur le quotidien des gens par la publicité, vantant les mérites d’objets brillants, propres, modernes, comme la cuisine chromée. Or, que voit-on flotter dans l’espace de One Size Fits All ? La « chrome dinette » si chère à Zappa, élevée au rang des étoiles, des constellations, de l’intouchable luminosité hypnotique des feux stellaires, admirés béatement les courtes nuits d’été. 

Précisons maintenant l’analyse, augmentons la focalisation de notre télescope.
Par exemple, l’étoile nommée « Too Much Air » ne renvoie-t-elle pas à la citation connue de Zappa, qui trouve qu’au-delà de l’oxygène, ce qui se trouve le plus dans l’air ambiant, c’est la connerie humaine ? Et cette pièce de monnaie nommée Mercure, comme la planète… l’argent au même niveau que le sofa ou la cuisine ? 

Peut-on aller plus loin dans le détail ? Oui.
Accrochez-vous, décollage immédiat (munissez-vous de votre pochette).

osfaback2Notez dès à présent la marge du haut, tout cet univers scientifique, mêlé à cette ambiance à la fois surréaliste et théologienne : de nombreux calculs, avec ces schémas complexes.
A gauche : la schématisation en pyramide du système universel, avec la Terre désignée comme monocorde, et le grand mystère de la création comme la quadraphonie (le tout en forme de guitare ?). Plus à gauche, les cercles concentriques rappelant la galette striée du vinyle, avec en son centre le mot LABEL. A droite : un schéma avec de nouveaux cercles concentriques imbriqués dans un carré, le tout appelé Chewy Carmel Center. Tout, tout cela rappelle le grand souci musical de Zappa, et mérite explication ; tout renvoie à son concept de Big Note, la note qui régit la sonorité parfaite dans l’univers. Le schéma universel renvoie à la recherche ce cette Big Note, comme une quête du Graal paraissant bien vaine, puisque la Terra del Fuego (la Terre nommée ainsi – nous sommes chez les Pachuco !) se situe dans le domaine monocorde. Or, le champ de recherche doit s’élargir au-delà des frontières humaines, la quadriphonie, voire plus. Quant à l’histoire du caramel mou, elle est un écho d’une conceptualisation de Zappa : la musique doit être aussi souple qu’un caramel mou sur une tête d’épingle. Cette même épingle renvoyant à une autre idée déclinée par notre Frank, comme quoi il faudrait imaginer un monde fait en épingles, comme si jamais rien d’autre n’avait existé, et que la Big Note pouvait venir à bout de ces épingles et faire découvrir un monde nouveau. Ouf. 

La plupart de ces explications peuvent apparaître comme des extrapolations ; néanmoins, on s’étonne de voir à quel point chaque détail prend une signification de plus sur la pensée de Zappa. La pochette de dos semble confirmer certains points : des constellations chimériques, quasi cyberpunks, voire totalement loufoques, comme pied de nez à l’astrologie, nous montrent la constellation de l’aspirateur ou encore celle de la voiture, noyées dans un ciel dont on ne peut décidément tirer aucun sens. On notera en bas le monde humain en proie à des fourmis géantes (cf. L’empire des Fourmis ?). 

La pochette est donc un fourre-tout d’idées, un capharnaüm ordonné comme pot-pourri de concepts, qui se croisent et se mêlent sur cet album en forme de carrefour de pensées.
Voilà qui nous promet un sacré album.

 

2 - L’album

 
J’en arrive finalement à la musique, après un tel déballage explicatif de concepts qui semble à prime abord sans fin. J’espère juste avoir été assez clair et concis. 

L’album est composé de neuf titres, dont un instrumental (le Sofa n°1). Le line up est terrible, sans doute la meilleure formation des Mothers Of Invention pour leur ultime coopération sous ce nom, avec George Duke, Napoleon Murphy Brock, Chester Thompson, Tom Fowley ou encore Johnny Guitar Watson et bien sûr Don Van Vliet. On note évidemment la prédominance des claviers à percussion de Ruth Underwood ; elle est la clef de l’énigme et de la mélodie du premier titre Inca Roads. Cette première piste nous parle de véhicules non identifiés, ovnis qui pourraient faire penser au sofa volant de la pochette. Une de mes compositions préférées du bonhomme, une ambiance assez jazzy à la fois drôle et complexe, pour une ouverture d’album relativement différente de certains autres des années précédentes comme le cultissime Apostrophe (‘) (1974).
Can’t Afford No Shoes et Po-Jama People sont quant à eux deux titres qui s’éloignent du concept album pour rejoindre le côté satirique de Zappa ; le premier tourne en dérision la hausse des prix en Amérique, alors que le second se veut révolté contre les « pojama-people », ces gens qui se laissent vivre sans se soucier pour le moins du monde ce qu’il peut bien se passer, fainéants et inintéressants au possible. Les deux titres sont séparés par le magnifique Sofa n°1.
C’est au tour de Florentine Pogen, qui musicalement, est un bon exemple du style de Zappa : la mélodie fluide est ornée de variations, elle est ininterrompue, alternant différents schémas tout en trouvant un écho avec les voix des Mothers ; elle passe de clef de sol à clef de fa, tout en étant cassée par d’autres figures mélodiques. Cette manière d’écrire est une constante chez Zappa, et ici le résultat est, sans surprise, bien plus que probant.
Puis voici revenir la continuité conceptuelle de Zappa avec Evelyn, A Modified Dog. Frank se qualifiait de « cynique » ; son raisonnement par analogie entre le chien (dog) et Dieu (God) revenait sans cesse, montrant que l’homme qui soumettait son chien à aller lui rapporter ses pantoufles malodorantes était lui-même soumis à son chien, comme une relation masochiste tacite. Une vision détournée, un sujet tabou, bref le chien qui caresse sa maîtresse dans le concert du DVD Baby Snakes ; la zoophilie existe, et le chien comme esclave peut aussi être comme notre Dieu. Sur l’album, Evelyn est une version cybernétique apparaissant tout aussi soumise qu’une chienne normale, à la différence près de son intelligence dopée (les mots employés par Zappa sont d’un vocabulaire assez soutenu). La mélodie suit les paroles, avec des intervalles très peu espacés ; le morceau s’en retrouve court, mais cela ne retire rien à sa qualité, et on apprécie l’unique côté déglingué de l’album.
S’ensuit San Ber’Dino, morceau qui traite de l’affaire dans laquelle Zappa avait été confondue – il s’était fait coffrer à la prison de San Berdino pour avoir enregistré des bandes destinées à un film porno ; suivie de Andy, plutôt fun, qui parle de l’homosexualité d’un homme en flattant ses courbes.

One Size Fits All se termine en apothéose avec Sofa n°2, morceau à l’impact plus conceptuel que musical, qui clôt l’album sur une note quasi épique, intemporelle, avec cette voix venue de nulle part, traduisant en allemand les dires de Zappa. Il est alors une entité qui se présente comme étant tout, du paradis et l’eau jusqu’à la plus petite crotte, en passant évidemment par la chrome dinette… et nous sommes son SOFA. La dernière clef de l’album, avec cette grandiloquence germanique qui nous rappelle que Zappa aimait bousculer l’emphase wagnérienne. 

Avec cet album-sofa, Frank Zappa a réussi en 1975  à réaliser le concept album parfait, en synthétisant un nombre incroyables d’idées, tout en créant de sublimes morceaux, autant de références de son propre style de composition. Un travail colossal car musicalement parfait, agréable d’écoute et accessible.
S’il n’est pas mon préféré, il reste l’album que je considère comme étant le plus important de la discographie du freak le plus génial que la Terra del Fuego ait porté, dont le nom résonne désormais dans son espace surréaliste, sur le trajet de la comète qu’on nomma Zappafrank.

 

Note générale : 33,3/20 

*** Si vous aimez, essayez... ***

Frank Zappa - Hot Rats
Frank Zappa - Apostrophe (')
Captain Beefheart & His Magic Band - The Spotlight Kid

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Commentaires
B
Merci beaucoup de montrer un intérêt prononcé pour ce grand bonhomme !! et aussi d'avoir lu ce pavé que beaucoup ont trouvé trop long, et même "trop pointilleux pour être lu" (et pourtant...). ;)
I
Yeeaaa !<br /> Un fondu de FZ comme ma pomme ne peut faire chpeau bas devant ce brillant post…
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