Frank Zappa - One Size Fits All
Voici le cas typique de chronique dont l’entreprise est
difficile ; celle qui demande au lecteur la patience de digérer un pavé
qui s’annonce lourd. Le genre de concept album qui résume si bien la continuité
conceptuelle de son artiste qu’aucun détail ne mérite d’être écarté : un
dilemme dont l’issue n’est autre qu’une invitation à tenter l’aventure, autant
pour le lecteur que pour l’auteur. Tenez-vous prêt, c’est parti.
Lorsque Frank Zappa sort One Size Fits All en juin
1975, tout est calculé. Trois ans auparavant, l’homme sortait son théâtral Grand
Wazoo, monument musical déjà conceptualisé sur une guerre entre musiciens
au chômage et médiocrates. Cette fois-ci, ce dernier ne raconte pas une
histoire, mais décide de faire en sorte que cet album puisse résumer à lui seul
sa façon à lui d’aborder la musique et le monde, ladite pensée zappaïenne. Avant
tout, il faut dire que One Size Fits All est tout bonnement l’un des
plus importants opus de la discographie de Zappa. Que ce soit pour la pochette,
dans les paroles ou avec la musique, le domaine artistique est exploité de
façon absolue afin de servir comme appui, tremplin d’idées. Il y a donc deux
aspects de l’album à aborder : la signification de la pochette, puis
l’analyse de la musique et des paroles.
1 - La pochette
Afin de s’attaquer directement à l’artwork, il
convient de se référer à certains éléments majeurs qui définissent la pensée de
Zappa. Car cette pochette de Cal Schenkel nous donne des pistes pour comprendre
cette constellation insaisissable de grandes thématiques de la vie de Zappa.
Dans la catégorie des éléments qui sautent aux yeux, le
premier visible est bien sûr le sofa, en plein centre. Ce n’est pas une
coïncidence de le trouver au beau milieu de tout ce qui va suivre, ce sofa
étant un pilier de la pensée zapaïenne. Car on peut dire de Zappa que s’il
avait été agnostique, il croirait plus à un sofa géant qu’une divinité
protectrice personnifiée. Pourquoi le sofa ? Parce que la problématique de
la religion nous convierait droit chez un psychanalyste ? Ce fauteuil
confortable, ne serait-ce pas pour dénoncer le laxisme divin ; ou alors
serait-ce le symbole d’une place vacante, qui n’a jamais attendu
personne ? Et puis, un sofa est un objet, fatalement impersonnel, dénué de
vie… Vous restez sceptiques, alors regardez donc la petite banderole qui flotte
au dessous, sur laquelle est écrit en allemand : « Divan, divan…
si tu sais qui je suis… ». Le sofa, boule de cristal,
omniscient ? Et comme si ça ne suffisait pas, vous pouvez toujours vous pencher
sur le nom de l’album. Concentrez-vous bien sur les initiales de chaque
mot : O-S-F-A. Reformez maintenant la première anagramme qui vous vient à
l’esprit. Vu ?
On remarque ensuite naturellement la main, les mains. La grosse
main poilue, celle qui tient le havane cubain, semblant être celle de Dieu,
l’omnipotent. On note le tatouage Pachuco… gang de Frisco. Cigare,
tatouage ? L’image d’un « grand horloger » aux intentions
mafieuses, dont les multiples mains se jouent de l’univers tout entier ?
Parmi la multitude de détails qui ornent la pochette, on
note la présence d’une table et d’une chaise… Autre fait nécessaire à savoir, Zappa
condamne très souvent dans ses compositions l’assujettissement implacablement
progressif des familles américaines, dont l’image idéalisée est diffusée par le
gouvernement à l’échelle mondiale, comme utopie du libéralisme. Cette utopie
forcée trouve son impact sur le quotidien des gens par la publicité, vantant
les mérites d’objets brillants, propres, modernes, comme la cuisine chromée.
Or, que voit-on flotter dans l’espace de One Size Fits All ? La
« chrome dinette » si chère à Zappa, élevée au rang des
étoiles, des constellations, de l’intouchable luminosité hypnotique des feux
stellaires, admirés béatement les courtes nuits d’été.
Précisons maintenant l’analyse, augmentons la focalisation
de notre télescope.
Par exemple, l’étoile nommée « Too Much Air »
ne renvoie-t-elle pas à la citation connue de Zappa, qui trouve qu’au-delà de
l’oxygène, ce qui se trouve le plus dans l’air ambiant, c’est la connerie
humaine ? Et cette pièce de monnaie nommée Mercure, comme la planète…
l’argent au même niveau que le sofa ou la cuisine ?
Peut-on aller plus loin dans le détail ? Oui.
Accrochez-vous, décollage immédiat (munissez-vous de votre
pochette).
Notez dès à présent la marge du haut, tout cet univers
scientifique, mêlé à cette ambiance à la fois surréaliste et
théologienne : de nombreux calculs, avec ces schémas complexes.
A gauche : la schématisation en pyramide du système
universel, avec la Terre désignée comme monocorde, et le grand mystère de la création
comme la quadraphonie (le tout en forme de guitare ?). Plus à gauche, les
cercles concentriques rappelant la galette striée du vinyle, avec en son centre
le mot LABEL. A droite : un schéma avec de nouveaux cercles concentriques
imbriqués dans un carré, le tout appelé Chewy Carmel Center. Tout, tout
cela rappelle le grand souci musical de Zappa, et mérite explication ;
tout renvoie à son concept de Big Note, la note qui régit la sonorité
parfaite dans l’univers. Le schéma universel renvoie à la recherche ce cette Big
Note, comme une quête du Graal paraissant bien vaine, puisque la Terra
del Fuego (la Terre nommée ainsi – nous sommes chez les Pachuco !) se situe
dans le domaine monocorde. Or, le champ de recherche doit s’élargir au-delà des
frontières humaines, la quadriphonie, voire plus. Quant à l’histoire du caramel
mou, elle est un écho d’une conceptualisation de Zappa : la musique doit
être aussi souple qu’un caramel mou sur une tête d’épingle. Cette même épingle
renvoyant à une autre idée déclinée par notre Frank, comme quoi il faudrait
imaginer un monde fait en épingles, comme si jamais rien d’autre n’avait
existé, et que la Big Note pouvait venir à bout de ces épingles et faire
découvrir un monde nouveau. Ouf.
La plupart de ces explications peuvent apparaître comme des
extrapolations ; néanmoins, on s’étonne de voir à quel point chaque détail
prend une signification de plus sur la pensée de Zappa. La pochette de dos semble
confirmer certains points : des constellations chimériques, quasi
cyberpunks, voire totalement loufoques, comme pied de nez à l’astrologie, nous
montrent la constellation de l’aspirateur ou encore celle de la voiture, noyées
dans un ciel dont on ne peut décidément tirer aucun sens. On notera en bas le
monde humain en proie à des fourmis géantes (cf. L’empire des Fourmis ?).
La pochette est donc un fourre-tout d’idées, un capharnaüm
ordonné comme pot-pourri de concepts, qui se croisent et se mêlent sur cet
album en forme de carrefour de pensées.
2 - L’album
J’en arrive finalement à la musique, après un tel déballage
explicatif de concepts qui semble à prime abord sans fin. J’espère juste avoir
été assez clair et concis.
L’album est composé de neuf titres, dont un instrumental (le
Sofa n°1). Le line up est terrible, sans doute la meilleure formation
des Mothers Of Invention pour leur ultime coopération sous ce nom, avec
George Duke, Napoleon Murphy Brock, Chester Thompson, Tom Fowley ou encore
Johnny Guitar Watson et bien sûr Don Van Vliet. On note évidemment la prédominance
des claviers à percussion de Ruth Underwood ; elle est la clef de l’énigme
et de la mélodie du premier titre Inca Roads. Cette première piste nous
parle de véhicules non identifiés, ovnis qui pourraient faire penser au sofa
volant de la pochette. Une de mes compositions préférées du bonhomme, une
ambiance assez jazzy à la fois drôle et complexe, pour une ouverture d’album
relativement différente de certains autres des années précédentes comme le
cultissime Apostrophe (‘) (1974).
Can’t Afford No Shoes et Po-Jama People sont quant à eux deux titres qui
s’éloignent du concept album pour rejoindre le côté satirique de Zappa ;
le premier tourne en dérision la hausse des prix en Amérique, alors que le
second se veut révolté contre les « pojama-people », ces gens
qui se laissent vivre sans se soucier pour le moins du monde ce qu’il peut bien
se passer, fainéants et inintéressants au possible. Les deux titres sont
séparés par le magnifique Sofa n°1.
C’est au tour de Florentine Pogen, qui musicalement,
est un bon exemple du style de Zappa : la mélodie fluide est ornée de
variations, elle est ininterrompue, alternant différents schémas tout en
trouvant un écho avec les voix des Mothers ; elle passe de clef de sol à
clef de fa, tout en étant cassée par d’autres figures mélodiques. Cette manière
d’écrire est une constante chez Zappa, et ici le résultat est, sans surprise,
bien plus que probant.
Puis voici revenir la continuité conceptuelle de Zappa avec Evelyn,
A Modified Dog. Frank se qualifiait de « cynique » ; son
raisonnement par analogie entre le chien (dog) et Dieu (God)
revenait sans cesse, montrant que l’homme qui soumettait son chien à aller lui
rapporter ses pantoufles malodorantes était lui-même soumis à son chien, comme
une relation masochiste tacite. Une vision détournée, un sujet tabou, bref le
chien qui caresse sa maîtresse dans le concert du DVD Baby Snakes ; la
zoophilie existe, et le chien comme esclave peut aussi être comme notre Dieu.
Sur l’album, Evelyn est une version cybernétique apparaissant tout aussi soumise
qu’une chienne normale, à la différence près de son intelligence dopée (les
mots employés par Zappa sont d’un vocabulaire assez soutenu). La mélodie suit
les paroles, avec des intervalles très peu espacés ; le morceau s’en
retrouve court, mais cela ne retire rien à sa qualité, et on apprécie l’unique
côté déglingué de l’album.
S’ensuit San Ber’Dino, morceau qui traite de
l’affaire dans laquelle Zappa avait été confondue – il s’était fait coffrer à
la prison de San Berdino pour avoir enregistré des bandes destinées à un film
porno ; suivie de Andy, plutôt fun, qui parle de l’homosexualité d’un
homme en flattant ses courbes.
One Size Fits All se termine en apothéose avec Sofa n°2, morceau à
l’impact plus conceptuel que musical, qui clôt l’album sur une note quasi
épique, intemporelle, avec cette voix venue de nulle part, traduisant en
allemand les dires de Zappa. Il est alors une entité qui se présente comme
étant tout, du paradis et l’eau jusqu’à la plus petite crotte, en passant
évidemment par la chrome dinette… et nous sommes son SOFA. La dernière
clef de l’album, avec cette grandiloquence germanique qui nous rappelle que
Zappa aimait bousculer l’emphase wagnérienne.
Avec cet album-sofa, Frank Zappa a réussi en 1975 à réaliser le concept album parfait, en
synthétisant un nombre incroyables d’idées, tout en créant de sublimes
morceaux, autant de références de son propre style de composition. Un travail
colossal car musicalement parfait, agréable d’écoute et accessible.
S’il n’est pas mon préféré, il reste l’album que je
considère comme étant le plus important de la discographie du freak le plus
génial que la Terra del Fuego ait porté, dont le nom résonne désormais
dans son espace surréaliste, sur le trajet de la comète qu’on nomma Zappafrank.
Note générale : 33,3/20
*** Si vous aimez, essayez... ***
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